La Guerre vue par Francis Walder, Prix Goncourt & diplomate
Faisons donc la guerre, puisqu’il le faut…
Vous employez un terme dont vous ne pénétrez pas le sens.
« La guerre couvre des choses affreuses, vous le savez, mais qui sont vraies, et cela ne se sait pas suffisamment. On ne peut pas les traiter comme des idées. Les cadavres dans les champs, cela existe réellement, et cela ne ressemble à rien de ce que vous connaissez Vous avez imaginé des tableaux de bataille, vous avez lu des poèmes, des récits, vous avez vu des dessins. Mais un blessé sur le talus, c’est épais, c’est réel, ce n’est ni plat, ni colorié, cela porte de la grosse étoffe et quand on le voit on comprend que la vraie vie est une chose qu’on ne vit presque jamais. J’ai connu cela, moi. Un homme mort, au coin d’un labouré, c’est couché sur le dos, les jambes repliées sous soi, les bras étendus, c’est tout seul, et ça a le visage d’une teinte cireuse pour laquelle il n’y a pas de nom. La guerre n’a pas de coloris : tout y est couleur de terre. Le bleu, le rouge, l’or que vous admirez disparaissent, et les cadavres dans les champs sont des tâches brunes. Le sang n’est pas vermeil ; il est roux et sale. D’ailleurs on n’en voit presque pas : c’est dans les hôpitaux qu’il coule. Avez-vous entendu un blessé qui se plaint, qui geint, qui se lamente ? Moi, j’ai entendu cela, et je vous dis qu’un homme n’est pas fait pour exprimer la souffrance ; la colère, la méchanceté, le désir de tuer, soit. Pas cette contraction démente ni ces hurlements de bête quand on fouille sa blessure. Avez-vous vu une blessure ? Presque personne n’en a vu. Sur le corps humain, c’est quelque chose qui s’ouvre là où rien ne devrait s’ouvrir. Vous attendez un bras, une jambe, et à la place il y a une tâche, énorme. C’est contraire à l’usage, à la coutume, c’est inattendu. Eh bien, tout cela, un cadavre sur le dos, une plaie, un blessé qui crie, un village qui flambe, une femme violée puis éventrée qui reste demi nue sur le carreau d’une chambre démolie, tout cela c’est le vrai. Il n’y a rien de plus vrai que la mort. C’est drôle, parce que tout cela est exceptionnel. Et pourtant quand voyez ces choses, vous sentez que le reste n’est qu’une illusion, un rêve où l’on s’imagine vivre. J’ai senti cela, moi. Tout ce que vous faites, tout ce que nous faisons içi n’est qu’une sorte de poème, une mascarade que nous jouons, une peinture, une broderie à laquelle nous travaillons en tâchant d’y croire. Cela nous est difficile, parce qu’ici in ne se passe jamais rien. Mais là-bas les choses vont se passer, il va en arriver, et ce qui arrive, c’est l’exceptionnel. Devant l’exceptionnel, il n’est pas question de croire ou de ne pas croire. C’est à cela qu’on reconnaît qu’il est vrai. On ne croit pas à la mort, à la blessure, au cri de souffrance : ils sont là, et c’est au reste qu’on ne croit plus. »
« Ce n’est pas l’assaut, Messieurs, ce n’est pas le départ à la charge, ni le feu, ni la fureur guerrière sur les visages, ce n’est pas cela qui étonne et qui fait douter. On est pris par le mouvement, par l’élan, on trouve naturel de se battre. Mais ce sont, après, les corps étendus sur le sol. Il n’est pas normal pour des hommes d’être couchés là. Ce n’est pas leur place. Vous voyez une tâche dans un champ, vous croyez que c’est le fumier laissé par un laboureur. Vous approchez, et c’est une forme humaine. Elle a la bouche pleine de terre, cela n’est pas naturel. Il faudrait vous mettre de la terre en bouche pour saisir, non pas l’atroce ou le navrant, mais simplement le vrai de la guerre. J’ai vécu cela, moi ».
Francis Walder, Saint Germain ou la négociation, Gallimard, 1958, pp.186-190.